" [...] A la grande brasserie de la place, il n'y avait pas grand monde, il était tôt. Mon plateau est arrivé aussi vite que la marée, belons, petites huîtres, palourdes, tout le tintouin et aussi des bulots. Un jour, un matin, un soir, je ne sais plus, un petit malin granvillais (ou bien, à mon avis, plutôt des environs) s'était cru intelligent de me donner des précisions sur les bulots, vous savez, ces goûteux escargots de mer un peu baveux, bien meilleurs que leurs confrères terriens qui ne seraient que des pneus rechapés, parce que, c'est bien connu, y a que la sauce qui compte, alors que les bulots, eux, y a pas de sauce, brut de cuisson, ils sont, en général, sans rien d'autre, à peine quelques herbes odorantes pendant qu'ils cuisent au court-bouillon, oui, c'est vrai, une bonne mayonnaise est souhaitable, mais ce n'est pas obligé, bref, ce crétin de basse Manche m'en avait raconté des vertes et des pas mûres comme quoi, par exemple, un exemple parmi d'autres, il faut bien le préciser, donc, quand on trouve un cadavre dans la baie, un de ces pauvres accidentés, pêcheur ou touriste avalés par les flots impétueux, les marées qui cavalent plus vite qu'un canasson et les attaques nocturnes de la perfide Albion, eh bien, autour des yeux, de la bouche et du trou du cul, il y a toujours plein de bulots, et quand on vous raconte ça, on pense que c'est fini pour les bulots, qu'on ne mangera jamais plus de ces gastéropodes suceurs d'intérieurs humains, et puis, peu à peu on se dit que c'est peut-être une chance d'être cannibale, enfin, cannibale par procuration, et puis on oublie, enfin, pas tout à fait, moi j'y pense toujours, et même après tout ce qu'on m'avait dit sur les bulots, les yeux, le trou du cul des cadavres, tout ça, même maintenant j'avais encore envie d'en manger, du maréchal von Bülow. Et toc. J'ai rigolé intérieurement en pensant que je devrais peut-être, à partir du premier bulot que j'ai mangé, enquêter sur le mort avec lequel il avait prospéré et grossi. Ca, ça serait du bulot, du boulot. [...]"
(Jean-Bernard POUY,
Le rouge et le vert)